images2   Boucif MEKHALED

      Les femmes algériennes, voilées, illettrées, qui n’avaient jamais quitté le domicile conjugal, auparavant, avaient participé très massivement, avec leurs enfants et adolescents, aux manifestations de décembre 1960, les plus importantes durant la guerre de libération nationale, dans les principales villes d’Algérie  et notamment celles que le général de Gaulle avaient visitées dans le cadre de la propagande de  sa politique de « l’Algérie algérienne ».
1-Les femmes dans les manifestations populaires durant la guerre de libération nationale 
Pour la première fois, les femmes algériennes, voilées, non seulement participaient à toutes les manifestations populaires, durant la guerre de libération nationale, mais, très souvent, elles les organisèrent, spontanément, devant les prisons et dans les cimetières.
Elles participaient, aussi, pour la première fois, aux cortèges funèbres des hommes morts pour la patrie. Jamais, auparavant, elles ne s’étaient mêlées aux hommes, même  membres de la famille, et elles n’avaient jamais accompagné un mort au cimetière[1].
Elles avaient dénoncé,à travers les manifestations populaires, la violence, la torture et les crimes coloniaux, l’impitoyable répression policière et militaire et tous les abus et les dépassements des défenseurs de l’empire colonial    .
Le courage de ces femmes avait été salué, dès le 20 août1956, par les rédacteurs de la plate forme du Congrès de la Soummam : « Nous saluons avec émotion, avec admiration, l’exaltant courage révolutionnaire des jeunes filles et des jeunes femmes, des épouses et des mères, de toutes nos sœurs… ».
La presse révolutionnaire avait souligné, aussi, le courage et le patriotisme de ces femmes :  « …Plus encore que le fait d’armes du passé, ce sont les actes quotidiens de la vie,c’est l’état d’esprit permanent des Algériennes qui dénote chez elles, un patriotisme rigoureux…Ceux d’entre nos frères qui ont eu le douloureux  honneur d’accompagner à leurs dernières demeures, des patriotes morts dans les geôles de l’impérialisme tels Kahal  Arezki ,Tahar Acherchour, Douar Mohamed, ont pu entendre –fait significatif- jaillir de la     poitrine de leur  mère et de leurs épouses non un vain cri de désespoir, mais des « youyou » de la foi et de l’espérance  dans le destin de l’Algérie »[2].
Zohra Drif, qui avait activé dans la guérilla urbaine et la bataille d’Alger, cite, aussi,le courage des femmes voilées face à l’oppression et à la répression :  « Pour dénoncer l’ampleur de la répression, nous avions décidé d’organiser une marche silencieuse de femmes voilées. Nous voulions que ce soit une manifestation politique, cela allait être une véritable marée humaine. De la Casbah, Belcourt, Climat de France, les femmes devaient marcher sur la préfecture. Mais Yacef et moi avons été arrêtés avant…Au moment de  notre arrestation, j’ai brûlé les listes des noms de femmes qui devaient dans chaque secteur s’occuper de cette marche »[3].
A Paris, les femmes avaient participé, aussi, à la manifestation du 17 octobre 1961.Après l’impitoyable répression policière, elles organisèrent, très courageusement, le 20 octobre, à Paris et dans plusieurs villes, des manifestations de femmes uniquement, avec leurs enfants, souvent dans les bras. Elles devaient manifester massivement contre  les arrestations arbitraires en masse des Algériens opérées le 17 octobre et non pas seulement pour la libération de leur mari.
A Paris, il y eut un rassemblement à la place de l’Hôtel de ville et à Châtelet ; d’autres rassemblements étaient signalés dans différents quartiers. Des arrestations étaient opérées et les enfants n’étaient pas épargnés. Ces manifestations restent encore méconnues.

2-LES MANIFESTATIONS DE DECEMBRE 1960 
Les manifestations de décembre 1960 étaient organisées du 9 au 16 décembre dans les principales villes de l’Algérie que le général de Gaulle devait visiter, du 9 au 13 décembre, pour la propagande de sa nouvelle politique de «  l’Algérie algérienne »et pour sa campagne de son second référendum, qu’il avait déjà annoncé le 16 novembre et qui devait avoir lieu le 8 janvier 1961.Les Algériens s’étaient mobilisés pour que le général ne puisse pas organiser son référendum dans les conditions qu’il voulait.
La visite de général et les manifestations populaires coïncidaient avec la session de décembre de l’Assemblée générale des Nations Unies et une importante délégation algérienne y assistait et avait pour mission de lutter pour faire accepter une résolution afro-asiatique qui devait reconnaître  le droit au peuple algérien à la libre détermination et à l’indépendance.
Les Algériennes voilées, les Algériens,  les enfants et les adolescents  devaient donc défiler dans les principales villes d’Algérie aux cris de : « L’Algérie musulmane » en brandissant le drapeau algérien  et des pancartes où les inscriptions suivantes étaient inscrites en français :  « ALGERIE MUSULMANE » - « VIVE  L’ALGERIE  MUSULMANE »  - « VIVE LE FLN »  -  « VIVE  L’INDEPENDANCE »  -  « VIVE LE G.P.R.A. »  -  « VIVE FERHAT ABBAS »  -  « ABBAS  AU  POUVOIR ».
Le Front de l’Algérie Française (F.A.F.) avait décidé un plan qui consistait à déclarer le 9 décembre, jour prévu pour l’arrivée du général de Gaulle, une grève générale à Alger. Des tracts du F.A.F. étaient partout distribués et annonçaient que « toute vie devait cesser »  , interdisaient  « aux véhicules civiles de circuler »  , demandaient à la population européenne de fermer les magasins et de  « montrer son indignation et son écœurement pour la visite que le général de Gaulle a la témérité faire à Alger ».Ils avaient pensé à des actions violentes. Des groupes armés devaient intervenir pour pousser la police à faire appel à l’armée et propager la révolte européenne dans toute l’Algérie puis dans la France métropolitaine et, plus précisément, à Paris.
Devant le danger du complot fomenté  par les Européens ultras du F.A.F. ,de Gaulle avait préféré commencer sa propagande et sa campagne à Aïn Témouchent où des milliers d’Européens avaient répondu à l’appel du F.A.F. Ils brandirent des pancartes aux cris de  « Algérie française »  et  « A bas de Gaulle ».
De Gaulle avait préféré serrer la main  de quelques Algériens, des bédouins, que la S.A.S. avait ramené des monts de la préfecture Tlemcen, et qui brandissaient des pancartes et criaient :  « Algérie algérienne »  -  « Vive de Gaulle ».
Les algériennes, voilées, et les Algériens, enfants et adolescents avaient manifesté avec le drapeau algérien , les mêmes pancartes et les mêmes slogans à Oran ,Mostaganem, El Asnam(Chleff  actuellement),Blida, Alger,Tizi Ouzou,Sétif,Constantine et Annaba. Ils cessèrent de manifester le 16 décembre,suite à l’appel radiodiffusé du Président Ferhat Abbas, de Tunis, et rentrèrent chez eux[4].
Les manifestations avaient donc duré une semaine complète, mais la mémoire collective des Algériens n’a retenu que la date du 11 décembre, jour des manifestations  d’Alger.
Sur la participation massive  des femmes, dans ces manifestations, Djamila Briki témoigne : « Lors des manifestations, j’étais à  El Biar où il n’y avait rien. Alors je suis allée à Clos Salembier et le lendemain à Climat de France. C’était une bataille de femmes, il y avait des hommes, surtout des jeunes et des vieux, mais, à coté des femmes, on pouvait les compter. Les femmes étaient en majorité au Climat de France. C’était des femmes qui vivaient de manière tout à fait traditionnelle, certaines n’avaient jamais vu la rue de jour. Elles ne sortaient jamais, sauf exceptionnellement lorsque leur mari les emmenait très tôt le matin ou tard le soir dans leur famille. Et elles se sont retrouvées comme ça, des jeunes filles, des moins jeunes, des vieilles, une foule immense de femmes voilées, dévoilées, le voile tombait, la voilette tombait. On sentait que c’était véritable, que ça sortait du fond, on avait gardé, gardé et puis c’est l’explosion : il y avait des cris, des youyous, les foulards étaient déchirés pour faire des drapeaux. Il y avait une femme du Clos Salembier dont les trois fils avaient été arrêtés. Elle devait avoir à l’époque  45-50 ans, je crois qu’elle s’appelait Adalen.Un de ses fils était dans un camp, l’autre en prison et le troisième avait été tué à la villa Susini. Ils lui avaient rendu ses vêtements et elle avait manifesté avec le jean ensanglanté de son fils.Elle n’avait pas l’habitude de sortir, elle ne savait pas parler français et il fallait la voir, elle était en tête des manifestations. Le troisième jour, nous  avons été à l’enterrement  d’une jeune fille de 13 ans, elle avait été tuée à Belcourt.Eh bien ce sont les femmes qui l’ont enterrée ;il y avait quelques hommes, mais ce sont surtout des femmes qui l’ont emmenée au cimetière. A ce moment- là, nous assistions aux enterrements pas comme maintenant. Pendant que la jeune fille était enterrée, les femmes criaient :Tahia El Djezaïr,Vive l’Algérie et poussaient des youyous. L’armée a encore tiré. Il y avait des hommes, surtout des jeunes hommes à l’enterrement, oui on ne peut pas dire qu’il n’y avait pas d’hommes, mais la majorité était composée de femmes[5] ».
Djamila Briki, qui n’était jamais sortie seule, avant l’arrestation de son mari, militait pour les droits de l’homme et organisait des manifestations de femmes.
Cet autre témoignage d’une religieuse, européenne ,qui avait préféré vivre depuis 1955 parmi les Algériens, dans un bidonville, confirme, aussi,la participation massive des femmes dans ces manifestations : « Le 10 décembre au soir, nous avons su qu’il y aurait  quelque chose le lendemain… Les femmes ont commencé à couper du tissu pour faire des drapeaux  et je leur ai dessiné l’étoile et le croissant, pas très bien, mais…c’était la première fois qu’on voyait vraiment le drapeau algérien…Alors ce fameux jour(Le 11 décembre),j’ai gardé ça dans la tête :ces vagues de gens, cette foule arrivée de partout ,c’était vraiment une mer humaine qui déferlait...C’est là que j’ai compris  que l’Algérie serait  vainqueur. Il y avait beaucoup de femmes avec voiles, sans voiles, les voiles traînaient par terre, on marchait dessus. J’ai l’impression qu’il y avait plus de femmes que d’hommes, il est vrai qu’il y avait plus de femmes que d’hommes dans ces quartiers à cette époque »[6].
3-Le bilan 
La répression était impitoyable, sans aucun respect de l’espèce humaine. Le bilan varie entre 120 et 200 victimes innocentes qui  avait manifesté pacifiquement. Le  FLN déclara 800martyrs et mille blessés.1400 arrestations étaient opérées. Les femmes, les enfants et les vieillards n’avaient pas échappé à cette répression .

4-Les conséquences 
Devant l’ampleur de l’impitoyable répression, le Président Ferhat Abbas lança un appel à la solidarité à tous les  pays arabes :
« J’attire votre haute attention sur les agissements des ultras  français en Algérie qui font couler le sang des innocents désarmés et assassinent les enfants, les femmes et les vieillards. Le peuple algérien ne cesse d’être la cible permanente de la vengeance  des colonialistes. Ces événements sanglants qui frappent aussi bien les grandes villes que les villages d’Algérie depuis le 9 décembre, démontre clairement la détermination des colonialistes  d’exterminer le peuple arabe d’Algérie  qui revendique son droit légitime à la liberté et à l’indépendance. La situation en Algérie  a atteint un degré extrêmement grave. Le gouvernement français  en supporte entièrement la responsabilité .La fraternité vous fait un devoir de prendre les mesures que vous jugez adéquates »[7].
Dès le 14 décembre, Le Président Ferhat Abbas adressa ,aussi,le message suivant aux Présidents des états africains liés à la France, réunis à Brazzaville, et les mettait face à leurs responsabilités :
« Au moment où le peuple algérien se dresse héroïquement contre les forces colonialistes déchaînées et réclame, sous les balles, l’intervention ders Nations  Unies pour un référendum sincère ;
Au moment où l’Organisation internationale s’apprête à prendre une décision sur ce point ;
J’ai l’honneur d’attirer l’attention de votre excellence sur l’extrême gravité de la situation.
Depuis que notre tentative de renouer le dialogue avant le débat à l’O.N.U. n’a pu obtenir aucun résultat il n’échappe plus à Votre Excellence  que le gouvernement français est opposé à toute négociation sincère et qu’il cherche à imposer par la force un statut octroyé ;
Dès lors tout refus d’appuyer la résolution afro-asiatique entraînerait le risque grave de fournir une justification à ceux des membres des Nations Unies qui cherchent à empêcher celles-ci de remplir leur mission.
Notre peuple ne comprendra pas que la solidarité d’un seul pays africain frère puisse lui  faire défaut dans les circonstances actuelles.
C’est pourquoi, je  lance un  nouvel appel pressant à Votre  Excellence avec l’espoir qu’elle voudra bien lui apporter aux Nations Unies la seule réponse qui soit à la mesure de l’attente du peuple algérien au combat et des responsabilités assumées aujourd’hui par des pays frères.
Avec ma très haute considération ».
Cet appel pressant fut adressé à leurs excellences : Yaméogo(Haute Volta), Fulbert Youlou(Congo),Hamani Diori(Niger), Maga(Dahomey) , David Dacko(République Centreafricaine), Tombalbaye(Tchade), Houphouet Boigny(Côte d’Ivoire), Léon M’Ba(Gabon), Mamadou Dia(Sénégal), Ahidjo(Caméroun).
Le 13 décembre, d’autres messages et télégrammes  furent adressés, par le Président Ferhat Abbas, en urgence, à tous les dirigeants d’Asie et d’Europe.
Ces manifestations pacifiques, impitoyablement réprimés par la France coloniale, avaient montré, non seulement au général de Gaulle, à son gouvernement et aux français, mais aussi à l’opinion internationale, l’adhésion populaire totale au G.P.R.A., à son Président et à l’indépendance pure et simple de l’Algérie.
Ces manifestations avaient aussi coïncidé avec les commémorations du XIIème anniversaire de la déclaration universelle  des droits de l’homme du 10 décembre 1948, à Paris, capitale de l’Empire colonial français.
L’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, lors de  la session de décembre adopta, le 20 décembre, la résolution afro-asiatique qui reconnaissait, au peuple algérien, le droit à la libre détermination et à l’indépendance.
A Annaba, le général de Gaulle avait écourté son séjour d’un jour et dès son arrivée  à Paris, il demanda à son ami Georges Pompidou de prendre des contacts avec le FLN. Pour  des négociations sérieuses.
Ainsi donc, les manifestations populaires de décembre 1960, furent un tournant décisif dans l’évolution rapide des événements vers le triomphe des Algériens et la concrétisation de l’indépendance.


[1] Sur la femme algérienne dans la révolution, Voir Daniel Djamila Amrane Minne, La guerre d’Algérie (1954-1962) femmes au combat, Editions Rahma, Alger 1993,298 pages
[2] -Résistance Algérienne,N°7 du 27 mai 1957-Voir Fédération de France du FLN,La femme algérienne dans la révolution, Documents et témoignages inédits, ENAG Editions, Alger 2006, p.12
[3] -Voir témoignage de Zohra Drif dans Danièle Djamila Amrane Minne, Des femmes dans la guerre d’Algérie, Entretiens, Préface de Michèle Perrot, Ed. originale Karthala, EDIK,2004,p.140
[4] -Voir Elmoudjahid,N°75 du 19 décembre 1960
[5]-Danièle Djamila Amrane-Minne,Des femmes dans la guerre d’Algérie,op.cit.,pp.214-215
[6] -Danièle Djamila Amrane-Minne,La guerre d’Algérie(1954-62),…op.cit.,p.206
[7] -Cet appel du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne fut adressé, par Ferhat Abbas,à leurs excellences  Habib Bourguiba(Tunisie),Gamel Abdel Nasser(République Arabe Unie),Idriss 1er(Libye,Mohammed V(Maroc),Séoud Yahia(Arabie Séoudite),Hosséine(Jordanie),Tayeb Salem(Liban)Ibrahim Abboud(Soudan),Abdelkrim Kassem(Irak).-Archives personnelles